Ce reportage sur Gérard Durrell s'est effectué en deux temps, dans le courant de l'été 1967. Une première semaine passée dans le zoo de Durrell sur l'île de Jersey, à m'acclimater, à faire connaissance des pensionnaires et de leurs gardiens, leur faire accepter mes appareils, mes longues flâneries au milieu d'eux.
Puis, peu à peu, je me suis mis à prendre des photos, sans programme précis, au gré des rencontres, des émotions ressenties. Il s'agissait pour moi d'aller au-delà de simples images documentaires, de tenter d'exprimer à la fois le désespoir de ces bêtes privées de liberté et les petites joies quotidiennes qui effaçaient momentanément cette tristesse. De montrer aussi les rapports subtils qui se sont établis entre pensionnaires et gardiens (on serait tenté de dire - entre bourreaux et victimes-, mais ce serait faux). Et aussi entre animaux en cage et visiteurs, notamment le dimanche.
La seconde partie du reportage fut principalement consacrée à une interview de Gérard Durrell (frère de l'écrivain Lawrence Durrell, dont les thèses à l'époque, annonçaient les grandes théories écologiques à la mode actuellement, notamment celles de René Dumont. Cette deuxième phase nécessita également un déplacement à Jersey.


Entente cordiale
Lors de ma première visite, je m'étais attaché plus spécialement à fréquenter les primates, c'est à dire les grands singes. Il se trouve en effet que j'aime beaucoup ces animaux, surtout ceux avec lesquels un quelconque "dialogue" peut s'établir.
Les responsables du zoo m'avaient mis en garde : ne pas s'approcher trop près des cages. Ils savaient de quoi ils parlaient ! Eux pouvaient s'introduire dans les cages, mais en respectant des règles très strictes et après une longue période de travaux d'approche préliminaires et de soins.
Avec une jeune femelle gorille, les rapports se révélèrent rapidement assez cordiaux, mais mes appareils photo la fascinaient visiblement et elle fit l'impossible pour en saisir un à travers les barreaux.
Les chimpanzés ont la réputation d'être très affectueux dans leur jeune âge mais deviennent imprévisibles et dangereux plus tard. Dans la cage des orang-outang, il y avait un couple: Oscar et Bali. Oscar semblait se désintéresser du monde environnant, rêvassait (les forêts de Bornéo?), ne se mettait réellement en mouvement qu'au moment des repas et pour ses exercices de gymnastique.
Bali, sa compagne, posait au contraire un regard attentif et langoureux sur tout ce qui entrait dans son champ visuel.

La colère d'Oscar
Pour nettoyer sa cage, son gardien attitré Stefan Omrod, lui permettait de sortir un moment, et de batifoler dans le couloir de la section primates. J'assistai plusieurs jours de suite à ces travaux domestiques et apparemment ma présence ne provoqua pas de trouble.
Le dernier jour, Omrod me demanda :" Cela vous amuserait de faire une petite promenade, main dans la main avec Bali ?" Comment refuser ? Et pourquoi refuser ? La promenade se fit donc, cent mètres aller et retour - ce fut elle qui me conduisait... puis elle réintégra sa cage.
Oscar avait tout observé. Sans sourciller. Trois semaines plus tard, je revins à Jersey, pour mon interview. C'était un dimanche. Il y avait foule devant les cages des singes. Oscar somnolait comme d'habitude, mais dès qu'il m'aperçut, il se précipita dans ma direction, poussa d'affreux cris, secoua les barreaux, m'insultant, crachant. Les visiteurs du dimanche n'ont rien compris à cet éclat.

Texte paru le 12 mai 1974 dans la Tribune de Genève.